Prologues

INTRODUCTION PAR L’AUTEUR

C’est au cours de l’été 2003 que – de manière spontanée – j’ai écrit “Un idioma sin fronteras”, ma première polyfonía. On m’avait invité à lire quelques poèmes en Radio Extérieure de l’Espagne et, flatté et sans réfléchir bien longtemps, j’ai accepté. Après avoir raccroché le téléphone, je me suis rendu compte qu’ils devaient penser que j’avais des poèmes écrits en Espagnol, ou au moins traduits dans cette langue. Après tout, la fonction de Radio Extérieure de l’Espagne est la promotion de l’espagnol dans le monde. Du coup, dans l’urgence, je me suis mis à écrire un poème en espagnol, mais quand j’ai terminé la première strophe, j’avais déjà employé les quatre langues des quatre cultures dans lesquelles –grâce à ma vie nomade – je m’étais formé : la danoise, la française, l’espagnole et l’anglaise.

Dentro de mí

viven cuatro personas, each

with their own voice,

su propia

lengua,

sa propre langue.

Hver med sit eget sprog

og sin egen stemme.

 

Puisque le programme radiophonique auquelj’étais invité traitait précisément de la capacité de la poésie à traverser les frontières, je me suis décidé à donner son nom à mon poème.  Une décision  qui s’est depuis avérée prémonitoire: l’idée que la poésie est une langue sans frontières – un langage ou chant originel ou syntaxe musicale que chaque poète crée avec les mots et phrases qu’il a appris des cultures où il a vécu – est devenue la pierre angulaire dans ma poétique, la clé  pour le développement du concept de mon projet.

Mon intérêt pour la poésie orale et ma vocation de musicien m’ont bientôt amenés à chercher des musiciens improvisateurs qui avec leur langage sonore pouvaient ajouter une cinquième corde musicale à mes polyfonías

 En 2004 j’ai contacté Mark Solborg – un guitariste dano-argentin avec une grande sensibilité et à la fois un compositeur original et éclectique – pour qu’il s’unisse à mon projet de poésie  “polyphonique”. Mes explorations musicales et poétiques  et mon dialogue avec Mark lors d’une résidence artistique à la Fondation Valparaiso de Mojácar  dans le sud  de l’Espagne ont mené à l’enregistrement de neuf polyfonías.

À la fin de notre séjour en Andalousie Mark est retourné à Copenhague, et pendant les trois années suivantes j’ai travaillé en duo en Espagne avec le clarinettiste Salvador Vidal de Valence, musicien connu – et reconnu – pour son engagement en faveur de la musique de l’avant-garde. En 2008, quand  l’éditorial madrilène Delsatélite Éditiones a publié les enregistrements de Mojácar,j’ai décidé d’inviter Salvador à jouer en trio avec Mark et moi pour le concert de présentation.  Ce fut le concert d’inauguration du Peter Wessel Polyfonías Poetry Project.

Conques, ville compostellane, centre de nos pérégrinations

Puisque nous résidons dans des extrémités opposées de l’Europe – Mark à Copenhague et Salvador Vidal et moi à Madrid – nous avons été contraints de trouver un lieu à mi-chemin où répéter et échanger des idées. Il ne pouvait se  trouver de meilleur endroit pour un projet interculturel et translingüe que le village médiéval de Conques-en-Rouergue, halte importante sur le Chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle.

J’ai trouvé ce village à partir d’un rêve d’adolescent il y a 35 ans, et je le considère comme mon lieu de naissance créative. C’est là où j’ai écrit “In Place of Absence” – mon deuxième recueil de poésie – et c’est là qu’ont commencé à  confluer les voix qui un jour sont devenues les polyfonías.

Même si Conques se trouve sur la rive méridionale du Lot, sa personnalité est sans doute Auvergnate: le schiste, les châtaignes et les cours d’eau se reflètent dans la cuisine, l’architecture et la mentalité des Conquois. C’est ce pacte entre un terroir et ses “locataires”,   les seconds étant obligés d’être aussi durs et têtus que le premier pour survivre, qui me fascine et que j’essaye de transmettre dans mon poème dédié à Conques: il faut avoir la foi pour y vivre,  même si c’est toujours le rocher qui gagne la bataille: il reste – très peu affecté par la main de l’homme– tandis que nous devons continuer notre chemin de mortels.

J’aimerais que tous les poèmes de “Delta” possèdent cette architecture simple, austère et efficace, en même temps qu’ils résonnent de la multiplicité de voix et langues qui sont passées par ses rues. 

En 2010 – à l’occasion du festival annuel de musique Conques, la Lumière du Roman nous avons pu réunir tout le village pour un récital sous l’énorme tilleul sur la place au-dessus de l’église. Depuis lors, le Peter Wessel Polyfonías Poetry Project est domicilié à Conques comme une ressource culturelle contemporaine de la ville de Sainte Foy.

 Pourquoi “Delta”?

Il y a plusieurs raisons. D’abord, la forme de la lettre grecque est un triangle, et notre Polyfonías Poetry Project se présente maintenant comme trio. Deuxièmement, delta est la quatrième lettre dans l’alphabet grec et mon univers poétique est nourri de mots et expressions de quatre cultures. Troisièmement, en hébreu la quatrième lettre Daleth (ד) signifie “porte”, et la traversée de Conques signifie nécessairement une transformation de celle ou celui qui l’entreprend. Je souhaite que Delta aussi ouvre des portes en toi (ou qu’il te donne plus de portes à ouvrir). Quatrièmement,  « d » est la première lettre de Danemark, mon pays d’origine. Cinquièmement, le delta fluvial est un sujet récurrent dans ma poésie. Sixièmement, je cherchais un titre qui serait le même en français, anglais, espagnol et danois pour illustrer l’argument que polyfonías n’est pas un mélange de langues, mais un seul et singulier idiome poétique. Septièmement, l’Origine du Monde –la matrice de la créativité – aussi est entourée d’un delta de poils.

Un éditeur de choix et une artiste dialoguante

Les éditeurs qui aiment les livres sont aujourd’hui une espèce en voie de disparition. C’est pourquoi je pense que j’ai eu beaucoup de chance que José María Gutiérrez de la Torre, fondateur et directeur de Ediciones de la Torre à Madrid, m’ait proposé sa collaboration pour ce projet, car il est connu pour son engagement et sa clairvoyance. Amoureux de la poésie, il est convaincu que c’est un langage avec lequel nous devons nous familiariser dès le plus jeune âge pour maintenir en éveil notre imagination et notre sensibilité.

C’est lui qui m’a ouvert les yeux à l’art délicat, lucide et à la fois passionné de l’artiste espagnole Dinah Salama.  Je ne cherchais pas des illustrations pour mes poèmes; ce que je souhaitais c’était de trouver un artiste qui partage mes préoccupations éthiques et esthétiques et avec qui je pouvais entrer dans un dialogue créatif. Dinah et moi avons croisé beaucoup de frontières avant de nous connaître, et quand nous nous parlons nous nous comprenons. C’est cette convergence entre les langues parlées qui se reflète dans nos efforts créatifs. C’est là que se trouve la découverte.

Avant-propos

Puisque quatre cultures et ses langues s’entrecroisent dans ma poésie, j’ai pensé qu’il serait plus cohérent de laisser quatre différentes langues présenter Delta plutôt que d’avoir à traduire une seule voix en quatre langues, d’autant plus que ma relation avec chaque langue touche aux différentes sphères et périodes de ma vie.  Évidemment, tout n’est pas aussi compartimenté, mais il est sans doute vrai que ma langue maternelle – le danois – est plus élémentaire, plus en contact avec les premières sensations que les autres. J’ai passé mon enfance à la campagne, et le danois me fait voir les choses d’un point de vue concret et très près de la terre.

La voix française est aussi spontanée que la danoise dans ma poésie – les deux  sont pour moi des langues viscérales: je les ai apprises comme fils et comme père respectivement – mais son registre est différent. Tania, ma fille, est née quand j’étais un jeune poète vivant la vie de bohème à Paris, et le français – après un printemps comme la langue du premier grand amour – est devenu la langue de la prise de conscience et de la responsabilité.  C’est ma langue de la rébellion, mais aussi celle de la paternité: tous les sentiments, toutes les valeurs  et tous les apprentissages que j’ai pu transmettre – d’abord à ma fille et plus tard, en version plus complaisante,  à ma petite fille – je les ai exprimés en français et pour eux Conques sera toujours le jardin de leur enfance.

Tandis que je considère la culture espagnole plutôt viscérale et la française plus encline à la Raison, pour moi les rôles se sont inversés grâce aux étapes dans mon évolution sentimentale, intellectuelle et spirituelle, vécues en France et en Espagne. En effet, l’espagnol et l’anglais sont mes outils pour donner forme et structure à mes pensées et mes poèmes. L’anglais était la langue que mes parents se parlaient quand ils ne voulaient pas que les enfants les comprennent, et depuis lors c’est devenu ma langue pour pénétrer et ouvrir les secrets de la création. Poète précoce rêvant de devenir musicien de jazz, jécrivis mes deux premiers recueils de poésie en anglais, et finalement – en Espagne – la syntaxe de la culture américaine est devenue un thème central dans mes occupations comme artiste et enseignant. 

Depuis 1983, quand je suis tombé amoureux de Margarita et la culture qui l’a formée, je dessine ma maison avec la lumière et les nuits d’Espagne et les airs nostalgiques et toujours nouveaux du jazz.

Les choses étant ainsi, j’ai sélectionné une voix danoise, une voix anglaise et une voix espagnole pour parler de ma poésie, respectivement du point de vue de l’héritier culturel, du point de vue de l’artiste comme être social (c’est-à-dire comme chaman) et finalement du point de vue du chercheur (ici avec l’accent sur la recherche de l’identité à travers le langage). La voix danoise appartient à un membre de ma tribu avec qui je partage des souvenirs de notre enfance et de notre jeunesse au Danemark, la voix espagnole à un compagnon poète avec qui je parcours les paysages sonores et musicaux et la voix anglaise à un éminent linguiste. 

Personne d’autre que l’auteur de ce projet nepourrait se charger d’interpréter la voix du père dans ce cœur de prologuistes. Vu la fonction d’une introduction, il aurait sans doute été plus logique pour moi de l’écrire en anglais ou en espagnol, mais, puisque ma langue de père est le français, je l’ai écrite dans la couleur du sang.

Peter Wessel

Traduction du prologue anglais

Multilinguisme et l’identité personnelle

 

La poésie polyglotte de Peter Wessel, ou –ainsi qu’il la nomme –son polyfonías project, est tout à fait représentative de l’expression artistique des sujets nomadiques et mosaïques modernes. Dans le cadre des mouvements et migrations transculturels contemporains, le multilinguisme est devenu une caractéristique fondamentale du langage poétique. C’est à la fois un moyen de communication naturel et artistique qui n’est plus marginal, mais de plus en plus important.

 

L’anglais peut être utilisé comme un langage universel de communication pratique, mais le dialogue entre une langue maternelle et une autre langue est essentiel à la formation et l’expression de l’identité personnelle et culturelle. Un tel dialogue peut s’effectuer de diverses manières : en tant que dialogue direct ou indirect, au moyen de la traduction ou de l‘allusion, en écrivant différents langages dans des textes différents ou en mélangeant différents langages dans le même texte. Peter Wessel a choisi  le dernier type de multilinguisme littéraire dans lequel le dialogue interlingue et transnational est particulièrement authentique pour ses polyfonías, d‘abord dans la collection éponyme de 2008, et maintenant davantage développé dans Delta.

 

Par suite à ses vagabondages étendus et intensifs à travers les lieux et les époques de la culture, Peter Wessel est devenu un poète tétraglotte qui parle et écrit couramment quatre langues – danois, français, anglais et espagnol – fusionnant finalement en une seule. Alors que le danois est sa langue natale, l’anglais est relatif à ses études et le français et l’espagnol à des membres de sa famille et leurs cultures respectives. Trois de ces langues sont des langues européennes universelles tandis que le danois, quoiqu’original est une langue européenne marginale. Une telle combination fait de Peter Wessel un citoyen européen idéal sur le point d’être un citoyen du monde complet, naviguant vers une éventuelle langue non-européenne. La musique – sa cinquième langue – pourrait constituer un pont dans la direction de cette langue non-européenne, étant donné qu‘elle sert déjà de pont entre ses quatre langues européennes.

   

D’une part, le dialogue des langues dans les polyfonías de Peter Wessel suit un mode bio-poétique relié à son curriculum vitae, d’autre part, il est guidé par un thème auto-poétique dominant, centré sur la création d’un nouveau langage pluriel. Ce langage pluriel se réfléchit constamment sur lui-même comme les titres : “Un idioma sin fronteras” –le poème programmatique tiré de Polyfonías– et “Verb” et “Å, the Word”, tirés de Delta, indiquent de façon exemplaire. Le mot juste de Flaubert, que le poète cite dans “Un idioma sin fronteras”, prend une tournure plurilinguistique. Désormais, le mot juste à la fois offre davantage et éxige davantage.

 

Une partie importante du dialogue interlingue est sa médiation à travers de la musique, la récitation et l’illustration. En coopération avec d’autres artistes, tels que les musiciens Mark Solborg et Salvador Vidal, ou la graphiste Dinah Salama, une forme d’art collectif et multimedia a été crée, renouvelant l’ancienne tradition de la poésie lyrique.

 

Les illustrations arborescentes qui intégraient à la fois le poemario et l’album CD de Polyfonías suggérant que les divers idiomes des poèmes multilingues soient considérés comme les racines ou les branches nomades d’un nouvel arbre généalogique des langues se sont, dans Delta, à travers l’alchimie visuelle de Dinah Salama, métamorphosés en une série de tableaux magiques et mystérieux d’une ambivalence et d’une précision semblables aux transformations de M. Wessel.

 

En fait, il semble propice que, pour sa nouvelle quête, le poète se soit associé à un artiste séphardique ami, qui, selon le philosophe et linguiste espagnol Agustín García Calvo, déconstruit la photographie “à la recherche de la mémoire vivante de ce qui sous-tend la Réalité”.  Cependant, l’inspiration dominante dans Delta est verbale, vocale et instrumentale. Le poème “Offering”  est l’expression suprême de cette expérience intermedia et interlinguistique.

 

Le principe même de polyglossia dans Delta (comme c’était le cas dans Polyfonías) est qu’il n’existe pas de langage national de base. Les oppositions formelles (et non les thémathiques) entre la langue maternelle et la langue étrangère, la norme et la déviation, la langue source et la langue cible sont dépassées, y compris les signes typographiques correspondants des caractères romains et en italiques. La nature intrinsique du poemario est, en fait, d’être polyglotte, non seulement par accident ou en plus, mais par nécessité et de façon substantielle.

 

La nécessité profonde de la polyglossia est confirmée par le fait que les poèmes multilingues ne peuvent pas être traduits. Au plus, une traduction fictive est possible au moyen de la traduction d’un poème tetraglotte dans quatre autres langues, mais une telle traduction modifierait complètement la structure linguistique et le sens de l’original. Une traduction multiple ne peut être conçue que comme une variation du poème original, une sorte de tema con variazioni.

 

La technique stylistique majeure des poèmes de Peter Wessel est le parcours sinueux du sens dans le courant des séquences polyglottes. Cet effet est rendu par l’alternation bien calculée des passages traduits ou non traduits. A première vue, les traductions fréquentes à l’intérieur des poèmes pourraient être considérées comme étant pragmatiques et didactiques ou même pédantes. Mais leur fonction première est définitivement poétique, ce qui n’exclut pas, bien entendu, une visée pragmatique secondaire. Le parcours sinueux du sens dans le courant des traductions à travers le poemario donne à Delta un caractère très original.

 

Les traductions intratextuelles offrent une espèce de linguistique contrastive et creative en révélant les différences plutôt que les identités à l’intérieur du processus de traduction : différences de son, de rythme, de grammaire et de sens qui ajoutent, soit un sens complémentaire, soit un sens opposé aux structures monolinguistiques. De plus, elles produisent l’effet d’une modulation musicale. En dehors des différences qui existent à l’intérieur des associations linguistiques, il y a un changement permanent dans le nombre et la distribution des éléments et idiomes de translation dans le rôle de traducteur ou de traduit joué par chaque idiome. La même mobilité caractérise les mots non traduits. Il existe ainsi „un jeu constant de miroirs changeants“ comme le disait Borges.

Etonnamment, un mot suggestif tel que “ordet”  (“le mot”, en anglais “the word”) termine un poème circulaire qui accompagné du titre suggestif “Å, the Word”. La lettre et le lexème danois “å”  (“ruisseau”) offre une nouvelle version de la Genèse, avec son Aleph ambigu et son éclairant kumi ori “la palabra creadora, / la luz, / le mot universel. Ordet”.

 

Les étonnantes séquences danoises des “poèmes polyphoniques”  de Peter Wessel constituent l’un de leurs charmes secrets. Elles ont un effet stimulant sur le lecteur engagé dès lors à en savoir davantage sur cette langue qui joue un rôle important à l’intérieur du quartet de langues.

 

Alfons Knauth

 

 

Alfons KNAUTH. Ancien professeur titulaire de philologie romane de la Ruhr-Universität Bochum (Allemagne), fondateur de la revue littéraire “Dichtungsring” (1981-), membre de divers comités de recherche de l’Association Internationale de Littérature Comparée, co-éditeur de “Comparative Literature” (UNESCO-EOLSS 2007), auteur de “Literaturlabor – La muse au point” (1986), de nombreux articles sur le plurilinguisme littéraire et la communication interculturelle.

 

Traduit par Jacqueline Gouirand

 

Traduction du prologue danois

LA LANGUE DU CŒUR DE LA POÉSIE

«La langue maternelle est notre langue du cœur, vaine est tout autre langue.»* Si vous avez eu Grundtvig comme compagnon de voyage durant votre jeunesse – comme moi – Il est difficile de ne pas se sentir un peu bousculé par les poèmes de Peter Wessel, composés de mots et de phrases en danois, français, espagnol et anglais qui semblent disposés de manière totalement aléatoire. Il est important de comprendre que la poésie de ces poèmes est nourrie d’une grande empathie pour chacune des ces quatre langues et d’une profonde compréhension de la pauvreté de la traduction comme moyen de vivre l’expérience poétique, celle-ci intiment liée à la révélation du mot en soi.

Peter Wessel a fait le choix conscient de jouer simultanément sur ses quatre claviers linguistiques. Un choix d’une sincérité sans détours. Lorsqu’on l’écoute réciter ses poèmes, c’est comme si ces quatre langues étaient une composition à quatre voix. Quand un certain concept se répète dans différentes langues, on se rend compte que chaque langue, l’une après l’autre, ajoute une nouvelle note à l’harmonie.

Cette polyphonie de quatre langues est enrichie de deux dimensions : celle de la musique du compositeur danois Mark Solborg et du clarinetiste Salvador Vidal et celle des images délicates, transparentes et polysémiques de l’artiste espagnole Dinah Salama. La musique et les images dialoguent avec les poèmes et continuent à les élaborer – un authentique Gesamtkunstwerk, pour employer un mot allemand qui d’ailleurs ne trouve pas, lui non plus, d’équivalent satisfaisant dans aucune autre langue.

Comme dans un delta fluvial, beaucoup d’éléments confluent dans Delta, le livre de poésie. Pas seulement les langues, la musique et les images mais aussi les réminiscences, le moment présent et les visions de l’éternel ou du perpétuel. On réalise vite aux cotés de Peter Wessel et à travers sa poésie que le village médiéval et pèlerin de Conques dans le sud ouest de la France a apporté une perspective mythique à sa vie et son travail. Un de poèmes «Lieu de naissance» en est l’illustration. Le village, le cloître et la superbe église romane ont été peuplés de pèlerins en route vers Saint Jacques de Compostelle pendant des siècles. Dans «Conques la quête» Peter Wessel décrit avec une ironie affectueuse le contraste et l’interaction entre søgende sjæle med hus på ryggen [âmes inquiètes avec leur maison sur le dos**] et les vieux murs imperturbables entre lesquels elles errent. Ici on vient, on s’en va et tout reste immuable. Dans ce poème, le multilinguisme revêt une signification particulière, rappelant les différentes langues utilisées par les pèlerins à travers le temps.

Nous les danois avons sans doute un avantage sur les autres auditeurs ou lecteurs des poèmes de Peter Wessel. Quand nous entendons un mot ou une phrase en danois qui résonne parmi les langues étrangères, nous en sommes profondément émus. Des mots que nous utilisons tous les jours, si familiers que nous n’y prêtons pas attention, deviennent alors vulnérables et précieux. Cette émotion est particulièrement vive dans le poème “Bedstefar”, dédié à sa petite fille chérie qui ne connaît en danois que ce seul mot bedstefar – grand père, littéralement “le meilleur père” – en danois. Dans le poème d’amour » Margarita » la première strophe conclue avec les mots danois perle, blomst og du [perle, fleur et toi]. Toute la signification du nom Margarita et du sens du poème à la fois caché dans ces trois mots. Ces derniers sont particulièrement parlants pour un danois, ainsi isolés parmi les autres langues.

Cela veut-il dire que le danois est la langue de cœur de Peter Wessel après tout? Probablement, mais comme le sont aussi le français, l’anglais, et l’espagnol. Peter Wessel laisse son cœur parler à travers sa poésie, et ceci est sans aucun doute entièrement dans l’esprit de Grundtvig.

*Citation de Grundtvig. Nikolaj Frederik Severin Grundtvig (1783-1872) fut un écrivain, poète, philosophe, pasteur protestant et politicien danois. Il est considéré comme une des personnalités les plus influentes de l’histoire danoise et le père idéologique des universités populaires. La mentalité tolerante et sociale-démocrate des danois doit beaucoup à Grundtvig.

** Une métaphore bien choisie puisqu’à Conques il y a autant d’escargots un jour de pluie que de pèlerins quand il fait beau temps. Translator’s note.

Birgitte Hørdum

Birgitte Hørdum est née au Danemark où elle a passé son enfance et sa jeunesse; toute sa vie a été dédiée aux langues et à la musique. C’est au cours de ses études universitaires de philologie danoise et allemande qu’à travers la Chorale de Jeunes Filles de la Radio Danoise elle entre en contact avec le monde de la radio et, en 1979, elle est engagée comme rédactrice pour la rédaction danoise de la station de radio allemande internationale Deutchlandfunk – la future Deutsche Welle. Plus tard Birgitte Hørdum devient la responsable de la petite équipe qui s’appellera “La voix danoise de Cologne”.

Birgitte Hørdum vit à Cologne avec son mari, le sculpteur Hingstmartin, où elle partage son temps entre ses activités comme consultante linguistique freelance, traductrice-interprète de conférences, et ses concerts avec differentes chorales.


Traduit par Tania Hørdum

 

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